Confessions d'un fou 3

Publié le par Marielou

Une folie renforcée par l'expérience professionnelle  

Je suis devenu fonctionnaire de l'ONU parce que j'avais appris plusieurs langues. C'est une complication assez fréquente de la maladie « xxxxx ». Mes correspondants m'avaient donné le goût des cultures étrangères. En outre, je savais par expérience qu'il était possible de maîtriser une autre langue. Mais surtout (telle est du moins la façon dont mon délire systématique explique aujourd'hui les faits), je m'étais déconditionné par rapport à ma langue maternelle. Apprendre une langue suppose en effet deux opérations, un décodage et un recodage. Pour moi, le décodage s'était fait facilement. En xxxxx, les structures grammaticales sont immédiatement perceptibles, puisque la langue est tout à fait régulière et que les rapports entre les mots, ou, sémantiquement, entre les notions, sont exprimés par des terminaisons ou des affixes bien visibles. J'avais donc assimilé sans m'en rendre compte une grammaire universelle qui m'a incroyablement facilité l'apprentissage des autres langues. 

Le francophone qui apprend l'allemand, par exemple, doit passer d'un système complexe, rigide et arbitraire à un autre système complexe, rigide et arbitraire sans que rien facilite l'articulation entre les deux systèmes. Pour passer du français je vous remercie à l'allemand ich danke ihnen, il faut apprendre à relativiser deux choses : la place des mots dans la phrase, et la nature directe ou indirecte du complément d'objet (ihnen est un datif). Quand j'ai appris l'xxxxx, je disais au début, suivant la structure française, mi vin dankas, mais je n'ai pas tardé à remarquer dans les livres ou revues que je lisais, dans les lettres de mes correspondants ou les énoncés de mes interlocuteurs, qu'il n'y avait rien d'incongru à dire mi dankas vin, mi al vi dankas ou mi dankas al vi. Le déconditionnement était opéré. 

Tout le monde sait qu'il est beaucoup plus facile d'apprendre la deuxième langue étrangère que la première. Pourquoi ? Parce que l'étape décodage est franchie. Comme les structures linguistiques apparaissent de manière concrète en xxxxx, le décodage à l'aide de cette langue est particulièrement utile. Apprendre l'xxxxx, c'est à la fois assimiler un noyau de vocabulaire étranger, faire de l'analyse grammaticale et acquérir des réflexes qui représentent une salutaire prise de distance par rapport à la langue maternelle. 

Le plus artificiel est-il vraiment celui qu'on croit? 

Quoi qu'il en soit de ces explications, je suis devenu fonctionnaire de l'ONU. J'étais à peine arrivé dans la grande maison de verre qu'on m'envoyait en séance : j'étais chargé d'établir le compte rendu analytique d'un petit comité. Quelque temps avant mon départ pour New-York, j'avais participé à une réunion xxxxx-iste. Il y avait un Japonais, un Hongrois, un Brésilien, un Belge francophone, un Islandais... Le Japonais avait commencé à apprendre l'xxxxx deux ans plus tôt, le Hongrois neuf mois avant la réunion, les autres, je ne sais pas. Le souvenir des débats, animés, spontanés, vivants, pleins d'humour résonnait encore à mes oreilles. 

C'est plein de cette expérience, que j'ai pénétré dans la petite salle de réunion où m'envoyait mon chef onusien. Le hasard a voulu qu'il y ait là aussi un Hongrois, un Brésilien et un Japonais, mais les autres étaient un Français, un Américain, un Soviétique et un Syrien. C'était extraordinaire. On leur distribuait des documents dans quatre langues différentes. Ils parlaient devant un micro et avaient sur les oreilles des écouteurs où des interprètes leur susurraient dans une langue généralement autre que la leur ce qui se disait en séance. Pour ces sept personnes, il y avait huit interprètes et un technicien.

Le Français était un méridional plein de verve qui ne cessait de faire des bons mots et de tenter de mettre dans cette réunion sévère un élément de fantaisie. Dans son enthousiasme rieur, il avait tendance à donner des coups de coude à son voisin soviétique ou à le tirer par la manche en souriant de toutes ses dents. Je n'oublierai jamais son visage chaque fois déçu lorsqu'il voyait que le Soviétique ne réagissait pas. C'est qu'il y avait un décalage d'un quart ou d'une demi-minute entre la phrase humoristique du Français et le sourire amusé du Russe. Le Brésilien, lui, n'a jamais souri. Non qu'il fût d'humeur chagrine. Mais, bien que de langue portugaise, il écoutait l'interprète espagnole et cette jeune femme n'était pas inspirée : les finesses du Français étaient, dans la langue de Cervantès, soit omises, soit tristement aplaties. 

Le moment le plus intéressant, pour le fou que je suis, a été la pause. Tout le monde est passé dans une petite salle voisine où l'on avait servi quelques rafraîchissements. En sirotant leur jus d'orange ou leur café, les experts (c'étaient tous des universitaires de haut vol) se regardaient sans mot dire, ou baragouinaient quelque petit-nègre s'apparentant de très loin à la langue de Shakespeare. Souvent ils nous demandaient de traduire phrase après phrase ce qu'ils voulaient se dire.

Surpris de cette façon de procéder, mon esprit malade a émis une hypothèse: sans doute ces messieurs n'ont-ils pas eu le temps d'apprendre une langue où le rapport entre l'investissement en énergie et l'efficacité soit optimal pour la communication. Je les ai donc interrogés l'un après l'autre. Le Hongrois avait mis sept ou huit ans pour arriver au niveau assez lamentable où il s'exprimait en russe. Le Japonais avait appris l'anglais pendant 10 ans, mais il donnait énormément de mal aux interprètes à cause de son accent (je me souviens notamment qu'on ne savait jamais s'il disait premier ou troisième, first et third étant prononcés par lui d'une façon pratiquement équivalente). 

Des investissements en argent et en énergie sans mesure avec les résultats obtenus 

Les gens sains d'esprit sont vraiment bizarres. Ainsi, ils avaient passé un temps fou pour apprendre des langues qu'ils ne maîtrisaient pas et qui ne leur permettaient pas de se comprendre directement. Mais là où vraiment j'ai heurté comme un mur les limitations qu'engendre mon handicap mental, c'est quand je me suis renseigné sur l'aspect financier du problème. A la réunion en xxxxx à laquelle j'avais participé avant mon départ pour l'ONU, les dépenses linguistiques s'étaient élevées à 0fr. 0 centime. Ici, pour mal se comprendre, ils dépensaient une fortune. 

J'ai entrepris quelques recherches sur ce point, mais je n'ai pas eu la force de les poursuivre. C'est dommage. Les budgets des organisations internationales sont très intéressants. L'année de mes recherches, la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, qui s'était tenue à New Delhi, avait coûté quelque 8 millions de francs suisses. Sur ce chiffre, 4 millions étaient affectés exclusivement au système multilingue employé, et cette somme ne comprenait ni la multiplication des dépenses d'électricité, de papier, d'amortissement des machines à écrire et autre matériel, ni les frais occasionnés par le recrutement des 190 interprètes, réviseurs et traducteurs temporaires engagés spécialement pour la Conférence au prix de mille difficultés: En mai 1975, l'Assemblée de l'Organisation mondiale de la Santé a adopté le principe d'accorder à l'arabe et au chinois le statut de langues de travail. Le Secrétariat de l'OMS évalue à 5.000.000 de dollars par an le coût minimal de cette décision. Cette somme permettrait de sauver la vue de 10 000 000 de personnes atteintes de trachome qui vont devenir aveugles faute d'argent pour les soigner. 

Je m'avoue vaincu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi le contribuable sain d'esprit accepte de financer de telles opérations. Pourquoi consacrer des milliards à la traduction, à l'interprétation et à la dactylographie multilingue, alors que ce sont des opérations purement stériles, puisque dans le monde de fous où je vis, nos réunions internationales s'en passent fort bien et que la communication est meilleure ? J'ai essayé de faire part de mon expérience aux personnes compétentes, mais j'ai vu les visages se fermer, les sourcils se froncer, des sourires ironiques se dessiner. Les gens sains d'esprit savent que l'xxxxx est une chose peu sérieuse, une manie de quelques farfelus.

Il y a deux solutions au problème de la communication entre étrangers. Celle des gens sains d'esprit consiste à estropier des langues difficiles comme l'anglais et le français, après des années et des années d'étude, dans des réunions où règne une jolie inégalité linguistique et où de toutes façons on ne se comprend pas sans interprètes ni traducteurs. Cette solution est très supérieure à celle des fous, en argent notamment.

La solution des malades mentaux de ma catégorie consiste à adopter pour les relations entre étrangers une langue bien adaptée aux exigences du psychisme humain, pour que les personnes de toutes les cultures puissent s'y sentir à l'aise. En effet, qu'est-ce qui inhibe l'expression linguistique ? Les difficultés de la grammaire et de l'usage, le manque du mot correspondant au concept. Dans une langue comme l'xxxxx, où il faut cinq secondes pour apprendre à former le pluriel de tous les substantifs, cinq secondes pour apprendre à former le présent de l'indicatif (ou le futur, ou le conditionnel...) de tous les verbes à toutes les personnes, cinq secondes pour apprendre à former un adjectif à partir de tout nom et inversement, le rendement de chaque minute d'apprentissage est extraordinaire et l'expression linguistique est on ne peut plus aisée. Quel sentiment agréable, de ne pas avoir à se demander à tout instant si on dit "vous disez" ou "vous dites", "on the bus" ou "in the bus", "er helft mich" ou "er hilft mir"!  

Nous autres xxxxx-phones avons la même facilité pour le vocabulaire. Il nous a fallu cinq secondes pour apprendre à former écurie, chenil et porcherie à partir de cheval, chien et cochon, cinq secondes pour apprendre à former jument, chienne et truie, cinq secondes pour apprendre à former poulain, chiot et porcelet.

Si d'aventure on en a besoin, le mot est là, immédiatement présent à l'esprit, alors qu'en anglais ou en allemand, même après 10 années d'étude... 

Il faut être fou comme moi pour juger préférable de communiquer entre étrangers avec spontanéité, sans dépenser un sou, après un apprentissage de durée raisonnable (il faut 167 heures pour arriver en xxxxx au niveau qui, en anglais, demande 1200 heures d'étude; cela n'a rien d'étonnant si l'on considère que 80 à 90 % des difficultés d'une langue n'apportent rien à la communication). Pourquoi diable adopter une solution aussi simple, alors qu'il est possible d'en choisir une beaucoup plus compliquée, qui, de surcroît, confère à quelques langues un statut privilégié, avec toutes les conséquences économiques et politiques qui en résultent?

Nous autres fous, nous sommes tous sur le même pied, avec chacun son accent étranger, chacun utilisant une langue qui n'est pas celle de son pays. Chez les gens sains d'esprit, le délégué norvégien ou finlandais, le Hongrois et le Mongol, le Grec et le Portugais parlent une langue étrangère, alors que l'Anglais, l'Américain, le Français, le Russe utilisent leur propre idiome. Quel avantage sur les autres! Quelle arme redoutable, dans des débats où le ridicule est si important ! 

Un jour, dans mon délire, j'ai raconté l'expérience vécue du francophone que je suis: «En Belgique, les seuls Flamands avec qui je n'éprouve dans la communication aucune gêne, ni linguistique, ni psychologique, sont ceux avec lesquels je parle xxxxx». Les gens normaux qui m'entouraient ont secoué la tête avec pitié. Je savais ce qu'ils pensaient : «Pauvre type! Il est bien brave, mais...» Quelle idée saugrenue que la mienne! Mais mon délire m'empêche de les comprendre. Je les entends crier: «Droit du sol», «Droit de la majorité» et je vois les poings se fermer, les visages se durcir, et telles candidatures éliminées d'office...

Il faut être fou pour proposer comme solution une langue «artificielle», comme disent les gens sains d'esprit. C'est vrai qu'elle est artificielle. Quand nous rigolons ensemble à cinq de cinq pays différent autour d'un sympathique «pot», il suffit de nous voir et d'entendre la rapidité de notre débit pour comprendre comme nous sommes guindés dans notre artificialité. Tandis qu'avec leurs fils, leurs micros, leurs boutons sélecteurs et leurs dizaines de traducteurs qui s'affairent une nuit durant dans les coulisses pour que les documents sortent dans toutes les langues de travail à la séance du matin, les gens sains d'esprit ont trouvé la solution «naturelle». Le micro, la cabine d'interprètes, les écouteurs, voilà la nature. La bouche et les oreilles sans intermédiaire? Oh horreur! Vous êtes fou? 

Je suis fou. Je vois bien vos sourires. Vous êtes gentils, merci. Mais n'essayez pas de me convaincre. Il y a trop longtemps que ça dure. Je crains que mon cas ne soit désespéré.

Moi aussi, mais je suis moins atteinte ! SmileyCentral.com

 

Publié dans Espéranto

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A
Mi ankau lernas Esperanton.Mais ça fait très très longtemps.Gis la revidoAnnie :-)Ps superbe le diaporama de broderie
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Y
N'en déplaise à Myriam... Moi aussi je suis atteint... Je suis mal barré..<br /> Ankaŭ mi estas trafita... ja sur danĝera pado...<br /> Yves la senmemora
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H
que pour le BR !!  Marilou
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L
Si Zaménhof  avait eu de tels budgets... <br /> Bon Dimanche :0085:
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M
Déjà lorsque je faisais mes études ( il y a bien longtemps....) cette histoire d'esperanto était déjà sur le tapis...je pensais que c'était passé de mode!!!!!!
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